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Le conflit frontalier de l'île Damanskiy

La petite île de Damanskiy (Zhenbao pour les Chinois), sur la rivière Oussouri, fut le théâtre de deux conflits frontaliers entre l'URSS et la Chine qui auraient pu dégénérer.

La rupture sino-soviétique

Durant la première moitié des années 1950, les relations sino-soviétiques étaient au beau fixe, l'URSS traitant la Chine comme un allié privilégié. Mais dès 1957, Mao-Tse-tung attribua au "révisionisme" soviétique l'échec de sa "campagne des Cents fleurs", qui, sous prétexte de redonner une certaine liberté d'expression au peuple chinois, visait à affabilir ses rivaux au sein du PCC.

Le "révisionisme" dont Mao taxait l'URSS servait à qualifier la politique de coexistence pacifique lancée par Krouchtchev. Selon le dirigeant chinois, ce révisionisme était causé à la fois par l'influence "bourgeoise" persistante au sein de l'appareil d'état soviétique et par la "capitulation" de l'URSS face à l'impérialisme américain. Mais Mao espérait encore pouvoir influencer les dirigeants soviétiques par la discussion, ce qu'il fit à la conférence des partis communistes qui se tint à Moscou en novembre 1957. Mais le rapprochement entre l'URSS et les États-Unis marqué par la visite de Krouchtchev aux USA en 1959 ne fit qu'agraver le constat de Mao. De plus, lors du conflit frontalier opposant l'Inde à la Chine la même année, l'URSS resta neutre, ce qui constituait pour Mao une rupture intolérable de l'internationalisme prolétarien. En avril 1960, Mao publia un éditorial-fleuve dans Le Quotidien du Peuple dénonçant les dérives de la politique extérieure soviétique. Durant l'été 1960, en réaction à ces écrits, Moscou rapatria les nombreux conseillers soviétiques qui devaient aider la chine à se développer. Des restrictions ou des retards affectèrent également les livraisons de matières premières, machines et pièces détachées vers la Chine.

Cette affiche éditée en 1954 pour la Journée Internationale de la Femme promet une amitié durable entre Soviétiques et Chinoises. Cette affiche de 1956 parle d'une amitié éternelle entre l'URSS et la Chine...

La crise des missiles de Cuba en 1962 consomma le schisme sino-soviétique. Pékin compara l'accord de retrait des missiles avec l'accord de Munich et dénonça le "capitulationnisme" de Khrouchtchev. En juin 1963, les autorités chinoises remirent à l'ambassade soviétique la "note des 25 points", réquisitoire complet et provoquant contre les orientations fondamentales de la politique de l'URSS. En réponse, des diplomates chinois furent expulsés de Moscou.

Dans le même temps, les Chinois affirmèrent plus catégoriquement leurs revendications territoriales. En juillet 1964, Mao déclara que les revendications japonaises sur les Kouriles étaient "justifiées", et que l'URSS devrait rendre à la Chine les territoires chinois sous sa domination. Les tensions territoriales se traduisirent sur la frontière sino-soviétique : entre 1960 et octobre 1964, plus de 1000 incidents furent recensés. D'octobre 1964 à mars 1969, leur nombre passa à 4189. Ces incidents se produisaient en particulier sur des tronçons où la frontière n'avait pas été clairement établie. La signature d'un nouveau traité d'assistance mutuelle entre la Mongolie et l'URSS ne fit qu'attiser les tensions avec la Chine, d'autant qu'il permettait aux Soviétiques d'envoyer de nouvelles troupes en Mongolie. Mao en était arrivé à craindre une invasion soviétique, si bien qu'entre 1964 et 1965, des usines furent déplacées à l'intérieur de la Chine, pour les rendre moins vulnérables à une éventuelle attaque soviétique ou américaine (les Américains renforçaient alors leur contingent au Vietnam).

Le 30 avril 1965, le Conseil des Ministres de l'URSS décida de renforcer les districts frontaliers d'Orient, d'Extrême-Orient et du Pacifique. Dans chacun de ces districts furent formés 14 groupes d'intervention et 3 unités de navires fluviaux. Un total de 8200 gardes-frontières, dont 950 officiers, vint renforcer les effectifs des districts frontaliers. Par décret du Conseil des Ministres de l'URSS en date du 4 février 1967 furent en outre créés le district frontalier de Transbaïkalie, 7 détachements frontaliers, 3 unités de navires fluviaux, 126 poste-frontières et 8 groupes d'intervention. Entre 1965 et 1969, la densité de gardes-frontières sur la frontière sino-soviétique passa de 0,8 homme par kilomètre à 4 hommes par kilomètre.

Gardes-frontières du 1er poste frontalier de Koulebyakiny Sopki devant un BTR-60 en décembre 1968. Scène de provocation chinoise sur l'île Damanskiy en janvier 1969.

En 1966, Mao lança la Révolution Culturelle en Chine. À cette époque, les tensions entre l'URSS et la Chine portaient principalement sur la partie orientale de leur frontière commune, et plus particulièrement sur deux petites îles du fleuve Oussouri, les îles Zhenbao (Damanskiy en russe) et Qiliqin. Chaque camps revendiquait la propriété de ces îles, si bien qu'une première confrontation armée intervint le 5 janvier 1968. Ce jour-là, un groupe de blindés soviétiques attaqua des Chinois travaillant sur l'île Qiliqin, faisant quatre morts. Suite aux protestations chinoises, la frontière resta relativement calme jusqu'à la fin de l'année.

Le 27 décembre 1968, des véhicules blindés soviétiques prirent position sur l'île Damanskiy et en chassèrent les soldats chinois. Le 23 janvier 1969, une autre escarmouche se déroula sur cette île, faisant 28 blessés parmis les soldats chinois. Entre le 6 et le 25 février, 5 autres incidents du même genre furent à déplorer sur l'île Damanskiy.

Embarcations chinoises tentant d'accoster sur l'île Damanskiy, où les attendent les gardes-frontières soviétiques. Juchés sur leur BTR-60, ces gardes-frontières soviétiques sont armés de longs bâtons pour tenir les Chinois à distance de l'île. Réserves des postes frontaliers de Koulebyakiny Sopki et Nijne-Mikhaïlovka sur deux BTR-60 en janvier 1969.

L'attaque chinoise du 2 mars 1969

Suite aux escarmouches répétées avec les forces soviétiques, Mao décida de donner aux Russes une leçon pour freiner les véléités de son puissant voisin.

Après l'incident de l'île Qiliqin le 5 janvier 1968, la Commission Militaire Centrale du PCC dirigée par Mao ordonna aux quartiers généraux des régions militaires de Beijing et de Shenyang de contre-attaquer en cas de nouvelle agression soviétique. C'est ainsi que la région militaire de Shenyang organisa un petit détachement de troupes spécialement formées qui fut envoyé à proximité de l'île Qiliqin. Mais étant donné que la situation se dégradait en Tchécoslovaquie à l'été 1968, les Soviétiques ne tentèrent aucune nouvelle action sur la frontière orientale, privant les Chinois d'un prétexte pour agir.

Après les accrochages survenus sur l'île Damanskiy en décembre 1968 et en janvier 1969, la région militaire de Heilongjiang décida d'appliquer les directives de la Commission Militaire Centrale du PCC pour planifier une contre-attaque d'autodéfense. L'Armée Populaire de Libération devrait envoyer secrètement sur l'île Zhenbao un détachement d'élite, qui, s'il était attaqué par les Soviétiques, leur infligerait un sérieux revers. Ce plan fut dans un premier temps approuvé par le général Chen Xilian, commandant la région militaire de Shenyang, puis par le chef d'état major de l'Armée Populaire de Libération le 19 février 1969. La région militaire de Shenyang dépêcha alors trois compagnies de reconnaissance bien entraînées et équipées à proximité de l'île Zhenbao. Les batailles du 2 et du 15 mars n'étaient donc pas de simples escarmouches résultant de tensions locales, mais les résultats d'une action mûrement réfléchie par les responsables militaires chinois.

Carte de la frontière sino-soviétique orientale. Vue satellite de la région de l'île Damanskiy en 2010.
(crédits : Google Earth)
Vue de l'île Damanskiy (Zhenbao) depuis la rive chinoise. Mil Mi-4 soviétique survolant Damanskiy le 25 février 1969.

L’île Damanskiy se serait formée en 1915 et aurait appartenue jusqu’à cette date à la rive occidentale de la rivière, donc à la Chine. Dans les années 1960, l’île se trouvait à 500 m de la rive russe et à 300 m de la rive chinoise dans sa partie sud. La superficie de l’île varie selon les saisons : au printemps, les eaux de l’Oussouri l’inondent presque entièrement, mais l’hiver, l’île domine la surface glacée de la rivière et couvre une superficie de 0,74 km².

Dans la nuit du 1er au 2 mars 1969, par une température de -15°C, environ 300 soldats de l’Armée Populaire de Libération armés d’AK-47 et de carabines SKS se déployèrent dans la partie occidentale de l’île et se mirent à couvert derrière les arbres et les buissons. Sur la rive chinoise prirent position des mitrailleuses lourdes et des mortiers pour soutenir les troupes qui allaient combattre sur l’île.

Les deux gardes-frontières soviétiques en faction dans le poste d’observation du mont Kafyla cette nuit-là ne se rendirent compte de rien. La neige était tombée toute la nuit et la visibilité était très limitée.

Carte des opérations sur Damanskiy le 2 mars 1969. Poste d'observation de Koulebyakiny Sopki en mars 1969.

À 9h00, une patrouille de 3 gardes-frontières soviétiques passa sur l’île sans remarquer la présence des Chinois. Mais à 10h40, le poste d’observation du mont Kafyla signala au 2ème poste-frontière de Nijne-Mikhaïlovka (rattaché au 57ème détachement frontalier d'Imanskiy), à 12 km au sud de l’île, le transfert d’une arme du poste chinois de Gunsy vers l’île Damanskiy. Le commandant du poste de Nijne-Mikhaïlovka, le starchiy leïtenant Ivan Ivanovitch Strelnikov, téléphona au 57ème détachement d’Imanskiy. Une colonne de trois véhicules fut dépêchée sur place : Strelnikov monta dans la GAZ-69 marchant en tête, avec 7 gardes-frontières, suivi par un BTR-60PB commandé par le sergent V. Rabovitch avec 13 hommes à bord et par un GAZ-63 (certaines sources parlent d'un GAZ-66) transportant 12 gardes-frontières aux ordres du mladchiy serjant Youriy Vasilievitch Babanskiy.

Le GAZ-63 était en cours d’entretien et son moteur ne développait pas sa puissance nominale, si bien qu’il arriva sur place 15 minutes après les deux véhicules de tête. Arrivés sur place, la GAZ-69 et le BTR-60PB stoppèrent à l’extrémité sud de l’île. Les gardes-frontières se divisèrent en deux groupes. Celui de Strelnikov comptait un photographe, Nikolaï Petrov, qui immortalisa l’événement. Il prit une photo des soldats chinois à une distance de 300-350 m, mais aussi une photo de trois gardes-frontière soviétique, dont un tenant un AK-47 sans chargeur pour éviter tout coups de feu accidentel.

Le starchiy leïtenant Ivan Ivanovitch Strelnikov. Affiche en l'honneur du héros de l'URSS Strelnikov. Nikolaï Petrov à Nijne-Mikhaïlovka en février 1969.

Vers 11h10, Strelnikov émit une protestation à l’encontre des militaires chinois suite à cette « violation de frontière » et leur demanda de se retirer de l’île. La réponse chinoise ne se fit pas attendre : le premier rang de soldats chinois s’écarta, laissant apparaître le deuxième rang qui ouvrit le feu sur le groupe de Strelnikov. La dernière photo prise par Petrov quelques secondes avant montre un soldat chinois levant la main pour donner l’ordre de tirer. Tous les hommes de Strelnikov furent tués, et les Chinois s’emparèrent de la caméra de Petrov, sans toutefois remarquer son appareil photo. Les Chinois attaquèrent également le groupe de Rabovitch qui fut décimé malgré l’arrivée du groupe de Babanskiy à bord du GAZ-63 qui ouvrit le feu sur les Chinois. Les Chinois occupèrent la position du groupe de Rabovitch et achevèrent les blessés à l’arme blanche, à l’exception du caporal Pavel Akoulov qu’ils prirent pour un officier et firent prisonnier. Le soldat Gennadiy Serebrov échappa par miracle à ce triste sort et put livrer son témoignage.

Pendant ce temps, les munitions du groupe de Babanskiy s’épuisaient. L’artillerie chinoise prit pour cible la GAZ-69 et le GAZ-63, si bien que Babanskiy et ses hommes se réfugièrent à bord du BTR-60PB et regagnèrent la rive soviétique.

Groupe de soldats chinois marchant sur l'Oussouri gelé en longeant l'île Damanskiy. (crédits photo : Nikolaï Petrov) Gros plan sur un groupe de soldats chinois. (crédits photo : Nikolaï Petrov)
Un groupe de trois gardes-frontières soviétiques emmené par Strelnikov se rend au devant des Chinois. (crédits photo : Nikolaï Petrov) Épave de la GAZ-69 du 2ème poste-frontière prise pour cible par l'artillerie chinoise.

Vers 11h20 arriva en renfort le starchiy leïtenant Vitaliy Boubenine, commandant le 1er poste-frontière de Koulebyakiny Sopki à 17-18 km au nord de l’île Damanskiy, à bord d’un BTR-60 transportant 22 soldats. Les mortiers chinois ne tardèrent pas à encadrer les soldats débarquant du BTR et Boubenine fut blessé. Laissant le gros de ses soldats sur place, Boubenine décida de remonter dans le BTR-60 avec 4 hommes et de contourner l’île par le nord pour prendre les Chinois à revers. Boubenine dirigeait le feu de la mitrailleuse en tourelle tandis que les autres soldats tiraient par les écoutilles. Mais le BTR fut endommagé par le feu chinois et Boubenine revint sur la rive soviétique pour monter à bord du BTR de Strelnikov. Entretemps, l'arrivée de la GAZ-69 du sergent P. Sikouchenko du 1er poste-frontière permit de ravitailler les troupes en munitions. Boubenine contourna à nouveau l’île et réussit à détuire le poste de commandement chinois en l'espace de 20 minutes. Les troupes chinoises commencèrent alors à se retire de l’île.

Le 1er poste-frontière de Koulebyakiny Sopki en 1969. Le starchiy leïtenant Vitaliy Boubenine.
Le poste de commandement chinois sur Damanskiy après l'incursion du BTR-60 de Boubenine. Poste téléphonique de campagne abandonné par les Chinois sur Damanskiy le 2 mars 1969.

Vers 12h00, le colonel Demokrat Vladimirovitch Leonov, commandant le détachement d’Imanskiy, arriva sur place par hélicoptère. Des renforts des 2ème et 3ème postes frontaliers affluèrent également et les gardes-frontières ratissèrent l’île à la recherche de blessés. Au total, les Soviétiques perdirent 32 hommes dans les combats du 2 mars, dont Pavel Akoulov qui mourut peu de temps après avoir été fait prisonnier par les Chinois. On dénombrait également 14 blessés parmis les Soviétiques. Quant aux pertes chinoises, elles ne sont pas connues avec précision : les gardes-frontière soviétiques les estimèrent à 100 ou 150 hommes.

Funérailles des premières victimes le 6 mars 1969. Enterrement des victimes du poste de Nijne-Mikhaïlovka le 7 mars 1969.

Le combat du 15 mars 1969

Suite au combat du 2 mars, le détachement frontalier d'Imanskiy se vit renforcé par un groupe d'hélicoptères Mi-4 et par les groupes d'intervention des détachements de Grodekovskiy et Kamen-Rybolovskiy sur 13 BTR-60. De plus, le général de division O. Losik, commandant du DVO, mit à la disposition du détachement d'Imanskiy deux compagnies de fusiliers motorisés, deux pelotons de chars et une batterie de mortiers de 120 mm de la 135 MD.

Colonne de camions faisant route vers Damanskiy le 11 mars 1969. Groupe d'intervention du détachement d'Imanskiy sur BTR-60 en mars 1969. Garde-frontières du 1er poste du détachement d'Imanskiy en mars 1969.

De leur côté, les Chinois renforcèrent leurs moyens le 7 mars, concentrant dans la région de l'île Damanskiy l'équivalent d'un régiment d'infanterie soutenu par une dizaine de batteries d'artillerie de gros calibre.

Le 14 mars 1969, vers 11h15, les postes d'observation soviétiques remarquèrent un groupe de soldats chinois se dirigeant vers Damanskiy. L'artillerie entra en action pour le repousser. Mais plus tard dans la journée, deux groupes de 10 à 15 soldats chinois prirent position sur l'île, tandis que des mitrailleuses et des mortiers étaient déployés sur la rive chinoise de l'Oussouri à 18h45. Dans la nuit du 14 au 15 mars, les Soviétiques envoyèrent sur l'île le groupe d'intervention du lieutenant-colonel E. Yanchine comptant 45 hommes, 4 BTR-60 et des canons sans recul SPG-9. Sur la rive russe de l'Oussouri furent concentrées les réserves du détachement d'Imanskiy, à savoir 80 hommes et 7 BTR-60.

Carte des opérations sur Damanskiy le 15 mars 1969. Groupe de manoeuvre du lieutenant-colonel E. Yanchine sur l'île Damanskiy le 15 mars 1969.

Les combats du 15 mars sur l'île de Damanskiy se déroulèrent en trois étapes. La première débuta à l'aube par l'attaque d'une compagnie d'infanterie chinoise soutenue par l'artillerie contre les gardes-frontière soviétiques du lieutenant-colonel E. Yanchine, appuyés par quatre BTR-60PB.

Face à la résistance soviétique, les Chinois firent intervenir dans un second temps un régiment d'infanterie avec l'appui de l'artillerie et de mortiers. Vers 15h00, l'infanterie chinoise occupait la partie occidentale de l'île Damanskiy et menaçait d'en chasser définitivement les Soviétiques.

Pour soutenir les gardes-frontières en difficulté sur l'île, un peloton de 4 T-62 de la 135 MD commandé par le colonel Leonov intervint. Le commandant du détachement d'Imanskiy prit place à bord du T-62 portant le numéro 545 à la tête de la colonne blindée pour tenter de prendre à revers les troupes chinoises en contournant Damanskiy par le sud. Mais son char sauta sur une mine et Leonov fut tué en tentant de s’extraire du blindé. Les trois autres T-62 rebroussèrent alors chemin et revinrent sur leurs positions de départ. Suite à la mort de Leonov, le lieutenant-colonel A. Konstantinov le remplaça à la tête du détachement d'Imanskiy.

Le commandant du détachement d'Imanskiy, le colonel D.Leonov, avec le lieutenant-colonel E. Yanshine (à droite) et le commandant P. Kosinov (au centre) le 15 mars 1969. Affiche en l'honneur du héros de l'URSS Leonov.
Cette photo de piètre qualité montre les 4 T-62 progressant le long de l'île Damanskiy. Le lieutenant-colonel A. Konstantinov remplaça le colonel Leonov à la tête du détachement d'Imanskiy.

À ce moment-là, le commandement soviétique décida de faire intervenir l'artillerie de la 135 MD déployée sur la rive orientale de l'Oussouri. L'ordre de bataille de cette division était le suivant en ce qui concerne l'artillerie :

  • 378 AP privé de ses 3ème, 6ème et 9ème batteries, commandé par le lieutenant-colonel V.P. Borisenko, qui disposait au 15 mars de 24 obusiers M-30 de 122 mm et de 12 obusiers D-1 de 152 mm ;
  • 13 OReADn privé de sa 3ème batterie, aux ordres du commandant M.T. Vachtchenko, disposant au 15 mars de 12 camions lance-roquettes BM-21 Grad ;
  • OPTB commandée par le starchiy leïtenant V. Abramov, forte de 6 canons antichars T-12 de 100 mm.

Entre 15h et 15h30, les 1er et 2ème groupes du 378 AP avec leurs 12 obusiers M-30 de 152 mm se mirent en batterie à 4-5 km à l’est de l’île Damanskiy. Quant au 3ème groupe du 378 AP, il devait prendre position à 4 km au nord-est de l’île. Mais arrivé sur place, son commandant se rendit compte que le lieu était trop exposé à la vue des Chinois, si bien que Borisenko lui affecta une autre position. Lorsque le 3ème groupe se mit en batterie, les 1er et 2ème groupes étaient déjà entrés en action.

Le 13 OReADn se trouvait pour sa part à 9 km à l’Est de l’île Damanskiy. Son poste d’observation d’artillerie était installé sur le versant sud-ouest du mont Kafyla. À 16h20, l’action conjuguée de l’artillerie et des gardes-frontière avait permis de stopper la progression chinoise sur l’île, contraignant les Chinois à passer sur la défensive. La troisième phase du combat pouvait débuter. Les Soviétiques décidèrent de reprendre l’intégralité de l’île avant la tombée de la nuit. Pour cela, ils allaient faire intervenir les gardes-frontières du détachement d’Imanskiy et le 2ème bataillon du 199 MP après une courte préparation d’artillerie.

À 17h00, les pièces de deux groupes du 378 AP, les Grad du 13 OReADn et l’artillerie du 199 MP ouvrirent le feu contre les positions chinoises. La préparation d’artillerie dura 10 minutes et cibla en priorité les obusiers et les colonnes de renfort adverses. La déluge de feu des Grad causa de lourdes pertes parmi les fantassins de l’Armée Populaire de Libération. Les gardes-frontière et les fusiliers du 199 MP partirent à l’assaut des positions chinoises à 17h10. Malgré une farouche résistance, les soldats chinois durent abandonner l’île. Ils lancèrent successivement trois contre-offensives sans obtenir de résultat.

Au total, les Soviétiques perdirent 152 hommes dans les combats du 2 et du 15 mars 1969, dont 58 tués et 94 blessés.

Gardes-frontières d'un groupe d'intervention sur Damanskiy le 15 mars 1969. BTR-60PB en position devant Damanskiy le 15 mars 1969.

Qui récupérera le T-62 de Leonov ?

Le T-62 étant engagé pour la première fois au combat (exception faite des évènements de Tchécoslovaquie en août 1968), il suscita l’intérêt des Chinois qui décidèrent de récupérer l’exemplaire endommagé. Les soviétiques tentèrent de le remorquer sur la rive orientale de l’Oussouri le 17 mars, mais les engins s’approchant pour le dégager furent pris pour cible par les Chinois. Les pièces d’artillerie du 378 AP ainsi que les Grad du 13 OReADn répliquèrent aussitôt. Le 3ème groupe du 378 AP, équipé d’obusiers D-1 de 152 mm, reçut comme objectif la destruction de la batterie chinoise sur quatre canons automoteurs ISU-122. Cette batterie était sortie d’un bois pour attaquer le convoi d’évacuation soviétique. L’un des ISU-122 touché explosa et un autre prit feu, tandis que les deux restant purent se mettre à couvert dans le bois. Malgré la protection de l’artillerie, les Soviétiques ne parvinrent pas à sortir le T-62 des glaces de l’Oussouri et déplorèrent un mort et un blessé dans le convoi d’évacuation.

Constatant qu’ils ne pouvaient pas récupérer le char de Leonov, les Soviétiques décidèrent de le détruire. Ils placèrent des explosifs sous la caisse, mais trop peu, si bien que le char ne fut pas endommagé… La seconde fois, ils placèrent une telle quantité d’explosif que le char fut soulevé par le souffle, mais pas détruit. La méthode des explosifs ne donnant pas satisfaction, les Soviétiques décidèrent de faire entrer en action deux mortiers lourds M-240 de 240 mm. Mais les tirs étaient trop dispersés : aucun obus n’atteignit le blindé. Il fallait utiliser des armes plus précises, c’est alors qu’intervinrent les obusiers D-1 de 152 mm. Leurs obus brisèrent la glace autour du char qui s’enfonça dans le lit de l’Oussouri.

Mais les Chinois ne s’avouèrent pas vaincus pour autant. Un groupe de plongeur de la marine fut dépêché sur place pour attacher des câbles de remorquage. Et chaque nuit, des tracteurs tentaient de sortir le char du fond de la rivière, sous le tir des trois points de mitrailleuses soviétiques positionnés sur le mont Kafyla et baptisés Rosa-1, Rosa-2 et Rosa-3. Mais finalement, dans le nuit du 1er au 2 mai, les Chinois réussirent à hisser le char sur la rive occidentale de l’Oussouri.

Le T-62 n°545 de Leonov détruit à Damanskiy le 15 mars 1969. Le T-62 de Leonov conservé au musée de l'armée à Pékin.

Conclusion

Les confrontations sur la frontière sino-soviétique en 1969 firent craindre une guerre nucléaire entre les deux nations. Fin mars, les Chinois refusèrent d'entamer des négociations au sommet, et, le 29 mars, Moscou avertit Pékin que l'URSS était prête à lancer une contre-attaque en cas de nouvelle provocation chinoise. Le 24 mai, Pékin publia un communiqué dénonçant la "politique d'agression" de l'URSS pendant et après les combats de Damanskiy/Zhenbao. Le 26 juillet 1969, Moscou proposa à Pékin d'ouvrir des négociations entre les premiers ministres des deux pays, mais Pékin refusa à cause des déclarations menaçantes des militaires soviétiques. Le 13 août 1969, 300 militaires soviétiques attaquèrent une patrouille de 30 gardes-frontières chinois dans la région de Tielieketi. Les Soviétiques étaient conscients que cette action pouvait déclencher une guerre généralisée avec la Chine. C'est pourquoi, le 18 août, l'ambassade soviétique à Washington s'enquit de savoir quelle serait la réaction des États-Unis en cas d'attaque de l'URSS contre la Chine. Moscou prit également le pouls de ses alliés d'Europe de l'Est. La tension était donc à son comble en ce mois d'août 1969. Cependant, Mao savait que son pays n'était pas prêt pour une guerre de grande envergure contre l'URSS, et l'idée d'une frappe nucléaire préventive contre la Chine le rendait extrêmement nerveux. Le 28 août, Pékin lança l'ordre de mobilisation dans les régions frontalières, en particulier dans le Xinjiang.

L'espoir d'éviter la guerre vint de Hanoï, après la mort de Ho Chi Minh le 3 septembre. Le 6 septembre, alors qu'une délégation soviétique emmenée par Alexeï Kossyguine, président du conseil des ministres de l'URSS, était à Hanoï pour l'enterrement d'Ho Chi Minh, l'un des membres de la délégation demanda au canal diplomatique vietnamien de transmettre un message à la délégation chinoise, indiquant que Kossyguine voulait faire une halte à Pékin lors de son voyage de retour à Moscou pour rencontrer les dirigeants chinois. Finalement, le 11 septembre, le premier ministre chinois Zhou Enlai rencontra Alexeï Kossyguine à l'aéroport de Pékin. Après 3h30 de discussion, les deux hommes se mirent d'accord pour reprendre des relations diplomatiques normales. Mais la suspission reignait encore sur les véritables intentions de la partie opposée. Finalement, la conséquence la plus importante du conflit frontalier de 1969 fut le rapprochement entre la Chine communiste et les États-Unis, marqué par la visite de Richard Nixon à Pékin en février 1972.

À l'issue des négociations sino-soviétiques d'octobre 1969, la question du tracé de la frontière n'était pas réglée. Il fallut attendre la chute de l'URSS en 1991 pour que le statut de Damanskiy soit clarifié : les deux parties s'accordèrent sur le fait que l'île Damanskiy appartenait à la Chine, c'est ainsi qu'elle devint officiellement l'île Zhenbao.

Sources :
  • Histoire de l'Union soviétique, Nicolas Werth, Presses Universitaires de France, 2008
  • The Sino-Soviet Border Clash of 1969 : From Zhenbao Island to Sino-American Rapprochement, Yang Kuisong, 2000 (disponible ici)
  • Советская артиллерия в боях за остров Даманский, Д.С.Рябушкин & В.Д.Павлюк (disponible ici)
  • Остров Даманский, 2 марта 1969 года, Д.С.Рябушкин, «Вопросы истории» № 5, 2004
  • ДАМАНСКИЙ, ДУЛАТЫ, ЖАЛАНАШКОЛЬ — НЕИЗВЕСТНЫЕ СТРАНИЦЫ ИСТОРИИ СОВЕТСКО-КИТАЙСКОГО КОНФЛИКТА, Николай Аничкин sur le site Actualhistory
  • Soviet Posters, Maria Lafont, Prestel, 2007
Page mise à jour le 21/04/2012