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Tupolev Tu-95

Alignement de Tu-95MS sur le terrain d'Engels en décembre 2005.

À la recherche d'un vecteur pour la bombe atomique

C'est en 1944 que le bureau d'études OKB-156 d'Andreï Nikolaïevitch Tupolev reçu pour mission de réaliser un bombardier lourd, de conception entièrement nouvelle. Connu sous le nom de "Projet 64", il devait être supérieur au B-29 américain. Après l'apparition de l'arme atomique, la puissance de l'avion stratégique devint primordiale.

L'intérêt des dirigeants politiques et militaires soviétiques pour l'aviation stratégique fut ranimé. Dans ces conditions, le "Projet 64" bénéficia de la priorité absolue; cependant, les difficultés techniques étaient énormes. Il fallut constater que la production de ces avions ne pourrait pas suivre le rythme demandé, car il était impossible de réaliser et de fabriquer, dans les délais voulus, les équipements de navigation, de radio, les radars, les armes de bord, etc... Des années de travail étaient encore nécessaires. C'est alors que les dirigeants soviétiques prirent la décision de copier purement et simplement le B-29 américain (Tupolev Tu-4).

Bien que la construction du B-29 ne posait pas de difficulté technique particulière aux ingénieurs soviétiques, la fabrication de ses équipements, selon le témoignage de nombreux vétérans de la construction aéronautique, constitua pour les Russes une véritable révolution technique. En 1949, le B-29 devint ainsi le Tu-4 en URSS. Comme le B-29, ce n'était pas un mauvais avion pour son époque, mais ce n'était pas un avion stratégique, faute d'une autonomie suffisante. La nécessité pour l'aviation militaire soviétique de posséder un avion stratégique devenait de plus en plus pressante, car, avec la Guerre Froide, la position stratégique de l'URSS s'était brusquement détériorée. L'URSS se trouvait désormais entourée de bases militaires américaines, et son territoire tout entier à la portée des bombardiers lourds américains.

L'Union Soviétique, au début des années 1950, mit au point sa bombe atomique. Il ne lui manquait plus que le moyen de la transporter, lequel ne pouvait être qu'un avion. La création d'un bombardier capable de frapper le territoire des États-Unis avec la nouvelle bombe et de revenir à sa base de départ devint capitale en URSS, pour dissuader son ennemi potentiel.

Le moyen d'accomplir cette mission était sur le point d'apparaître : il s'agissait du tout nouveau Tupolev Tu-85, successeur du Tu-80, lui-même dérivé du Tu-4. Le premier prototype du Tu-85 était prêt pour ses vols d'essais en janvier 1951. C'était le plus grand et le plus puissant de tous les bombardiers à moteurs à pistons jamais construits en URSS. Les plus récentes découvertes dans les domaines de l'aérodynamique, des moteurs d'avion, de l'armement, et de l'équipement avaient été appliquées pour sa construction.

Ses caractéristiques techniques étaient tout à fait impressionnantes. L'envergure était de 56 m, la masse totale en charge atteignait 107,3 t et la charge de bombes 18 t. La valeur maximum du coefficient aérodynamique du Tu-85 était de 19,5 contre 17 pour le Tu-4 (ou le B-29); la consommation spécifique de combustible des moteurs VD-4K au régime de croisière était remarquablement basse (155 grammes de carburant par cheval et par heure). Sur le prototype furent montés les plus puissants moteurs à refroidissement par liquides disponibles en URSS, des VD-4K du motoriste V.A.Dobrinine, d'une puissance unitaire de 4300 ch ! Le second exemplaire de l'avion, sorti à peine 6 mois plus tard, fut équipé de moteurs à refroidissement par air Chvetsov ACh-2K de 4500 ch.

Le Tu-85, avec une charge de bombes de 5 tonnes, avait une autonomie de 12 000 km et une vitesse maximum de 638 km/h à l'altitude de 10 000 m. C'était le maximum de ce qui pouvait être fait avec un avion lourd à moteurs à pistons. Le Tu-85, avec son homologue Américain, le B-36, étaient les fleurons de l'aviation lourde à moteurs classiques.

Les essais du Tu-85 se déroulèrent sans problème particulier, et l'usine n°18 de Kouïbychev (l'actuelle Samara) fut préparée pour la construction en série de ce bombardier géant. Il semblait que la création d'une aviation stratégique soviétique était en bonne voie. Mais ce n'était qu'une impression, car le développement rapide des avions de chasse à réaction démoda le Tu-85 dès sa naissance !

Le premier prototype du Tu-85 durant ses essais.
(crédits photo : Tupolev PLC)
Le second prototype du Tu-85.
(crédits photo : Tupolev PLC)

La Guerre de Corée, au début des années 1950, mit en évidence la vulnérabilité des bombardiers classiques lourds, malgré leur armement puissant, face aux avions de chasse modernes à réaction. Naturellement, cette situation n'était pas surprenante pour les aviateurs et les bureaux d'études aéronautiques. Ils s'attendaient à ce changement. Mais il leur fallait encore du temps pour y répondre.

La solution du problème concernant les avions de bombardement stratégique n'existait pas à l'époque, car les moteurs à réaction du moment n'avaient pas une poussée suffisante et consommaient beaucoup trop. Néanmoins, des deux côtés du "rideau de fer", les recherches dans le domaine des avions lourds à turboréacteurs étaient intenses.

Le problème de la motorisation

Le bureau d'études de Tupolev avait travaillé de sa propre initiative, presque parallèlement à l'étude du Tu-85, à la conception d'un avion semblable à moteurs à réaction et d'un autre à turbopropulseurs, le futur Tu-95. Ni le commandement de l'aéronautique militaire soviétique ni le ministère de la production aéronautique ne lui avaient rien commandé officiellement.

Plusieurs formules à ailes droites ou ailes en flèche furent examinées pendant le premier stade des études. La conception fut supervisée par le TsAGI qui avait obtenu, à l'époque, des résultats remarquables dans le domaine de la structure et de la résistance structurale des avions à grande vitesse. Mais c'est le choix du propulseur qui posa le plus gros problème.

Le turboréacteur Mikouline AM-3 (désigné plus tard RD-3) qui développait une poussée de 8700 kg, et le Lioulka TR-3A qui poussait 5000 kg, furent envisagés. Les calculs montrèrent que, dans les conditions d'exploitation requises (autonomie de 14 000 km, capacité d'emport de 20 t, vitesse maximum de 900 à 950 km/h), ces moteurs étaient inexploitables. L'autonomie, dans le meilleur des cas, aurait été de 10 000 km, ce qui aurait suscité un refus des dirigeants des VVS, car une autonomie si réduite n'aurait pas permis le transport de la charge militaire jusqu'au territoire américain, et le retour de l'avion à sa base. N.V. Kirsanov, l'un des plus anciens collaborateurs du bureau d'études de Tupolev, se souvient :

"Nous avions scrupuleusement examiné les variantes de cet avion, pratiquement avec tous les types de moteurs existants en URSS ; des turboréacteurs et des turboréacteurs couplés avec des moteurs à pistons ou avec des turbopropulseurs... Nous avions proposé d'abord l'exécution d'un projet dont la propulsion devait être assuré par 6 turboréacteurs AM-3 ; 4 montés par paires de chaque côté du fuselage, et les deux restants sous le fuselage, en retrait de l'aile. En principe, ce système, bien qu'économique, ne garantissait aucunement que les caractéristiques demandées serait obtenues, même après un examen superficiel. De tous ces essais, on a tiré la conclusion que la motorisation de l'avion qui avait été commandé imposait l'utilisation de 4 turbopropulseurs. Chacun de ces moteurs devait avoir une puissance d'au moins 10 000 ch."

Sur la base de ces conclusions, rendues définitives, il fut décidé de passer à l'élaboration du projet. Le bureau d'études OKB-276 de Nikolaï Dmitriyevitch Kouznetsov fut donc chargé, en 1950, d'effectuer les essais du turbopropulseur TV-2, et, peu de temps après, de sa version plus puissante, le TV-2F de 6250 ch. Ces moteurs avaient été conçus avec la collaboration de techniciens allemands prisonniers. Ainsi prit forme un projet de turbopropulseur original, le TV-12 (futur NK-12), qui développerait une puissance, inouïe pour l'époque, de 12 000 ch. Désormais, le concepteur du nouvel avion savait sur quoi compter. Le choix du turbopropulseur conduisit à diminuer la vitesse de croisière de 800 à 750 km/h, mais permit ensuite d'obtenir l'autonomie désirée.

Au cours des recherches préliminaires étaient survenus des évènements qui auraient bien pu pénaliser le sort du "Projet 95", et celui de Tupolev même. V.M. Miassichtchev, concepteur d'avions soviétique très en vue, titulaire à l'époque de la chaire de construction aéronautique de l'institut d'aviation de Moscou, effectuait à la fin des anenés 40 des recherches analogues à celles entreprises par Tupolev. Il préconisait, au contraire de Tupolev, des bombardiers stratégiques propulsés par des turboréacteurs. Miassichtchev, après avoir terminé ses recherches, profita de ses relations avec le TsAGI et s'assura du soutien de ce centre aéronautique phare. Il s'adressa au gouvernement soviétique à la fin des années 1950 en proposant un bombardier stratégique volant à 950 km/h, et disposant d'une autonomie, sans ravitaillement en vol, de plus de 13 000 km. Il proposait, pour les motoriser, 4 turboréacteurs AM-3.

Les dirigeants soviétiques furent placés devant un dilemme. D'un côté, une autorité confirmée de l'aviation, comme Tupolev, considérait comme impossible la réalisation d'un tel avion. D'un autre côté, Miassichtchev, autre constructeur expérimenté, soutenait le contraire. À qui se fier ? En outre, la réalisation d'un tel projet, si impressionnant, nécessitait une dépense considérable.

Tupolev fut convoqué au Kremlin par Staline, début 1951. Staline, sans citer la proposition de Miassichtchev, parla de la nécessité de construire un bombardier stratégique, équipé justement de turboréacteurs. Tupolev, connaissant bien les résultats obtenus par ses chercheurs, refusa. Pour persuader Staline de la justesse de son raisonnement, il le lui présenta d'une manière brutale, car qui s'adressait ainsi à Staline ne risquait rien.

À la fin de l'entretien, Staline avertit Tupolev que, dans le cas où ce dernier ne parviendrait pas à obtenir le résultat espéré, le gouvernement soviétique ferait en sorte qu'un autre constructeur d'avions (Tupolev ne savait pas qu'il s'agissait de Miassichtchev) réalisât le projet. Le défi était lancé.

Le turbopropulseur Kouznetsov 2TV-2F formé de deux TV-2F couplés au même réducteur.
(crédits photo : Tupolev PLC)
Banc d'essai pour l'étude des hélices contrarotatives du Tu-95 au TsAGI.
(crédits photo : Yefim Gordon)

La difficulté du moment consistait dans le fait que le moteur NK-12, qui devait équiper le futur Tu-95, ne serait pas disponible avant plusieurs années. Tupolev et Kouznetsov s'entendirent sur une proposition provisoire. Pendant les travaux de mise au point du moteur NK-12, le bureau d'études de Kouznetsov construisit en hâte un moteur composé de 2 turbopropulseurs TV-2F couplés à un réducteur commun, baptisé 2TV-2F. Sur le premier prototype de l'avion, les 4 accouplements ainsi formés donnèrent de bons résultats, car cette solution provisoire et assez complexe procura la puissance de 48 000 à 50 000 ch nécessaire.

Mais ce n'était qu'un paliatif. D'autres difficultés techniques considérables furent résolues lors de la conception des réducteurs surpuissants qui entraînaient les hélices, de même que lors de la mise au point des hélices, qui allaient être mises en oeuvre à des vitesses inhabituelles pour ces propulseurs. Le bureau d'études OKB-120 de K.I. Jdanov (pour les hélices) et l'OKB-276 de N.D. Kouznetsov (pour les réducteurs) planchèrent sur le sujet. Les calculs préliminaires avaient montré que, pour absorber cette puissance gigantesque, il fallait utiliser des hélices d'un diamètre inhabituel de l'ordre de 7 m. Les ingénieurs préférèrent employer deux hélices coaxiales quadripales contrarotatives tournant à très petite vitesse (750 tours par minute).

Après de très nombreux essais, dont beaucoup sur des bancs d'essais volants, le diamètre optimal des hélices fut déterminé à 5,6 m, comme les calculs l'avaient montré. Les chercheurs des laboratoires aérodynamiques du TsAGI, collaborant avec les ingénieurs qui travaillaient sur l'avion, dessinèrent une hélice unique au monde, restée sans équivalent jusqu'à nos jours. Le projet du réducteur fut défini peu après, lui aussi sans équivalent.

Une grande attention fut également accordée à l'aérodynamique de l'avion, pour lui assurer aussi une stabilité et des qualités de vol exceptionnelles. Des ailes en flèche à 35° dans la partie centrale et 33,5° ensuite furent adoptées. Des "peignes aérodynamiques" furent disposés sur la surface supérieure des ailes afin d'améliorer l'écoulement de l'air aux grands angles d'attaque.

La formule elle-même de l'avion était absolument originale : aucun avion au monde, à l'exception de deux chasseurs expérimentaux américains, n'eut à la fois des ailes en flèche et des turbopropulseurs.

La conception des commandes de vol du Tu-95 provoqua une dispute sévère entre le bureau d'études de Tupolev et le TsAGI. Tupolev considérait qu'il était prématuré d'adopter les commandes assistées, que préconisait le TsAGI, mais qui manquait de fiabilité. L'avion géant devrait pouvoir être piloté, dans tout le domaine de vol, par les muscles du seul pilote ! Finalement, après l'examen de diverses variantes, et essais des gouvernes grandeur nature dans l'immense tunnel aérodynamique T-101 du TsAGI, l'assitance fut adoptée sur toutes les gouvernes.

Un autre problème complexe fut le calcul de la stabilité que la rotation et le souffle des puissantes hélices AV-60 pouvaient grandement perturber. Une grande maquette du Tu-95 fut essayée dans la même soufflerie du TsAGI, munie d'hélices coaxiales qui fonctionnaient. Les essais en vol de l'avion démontrèrent plus tard que ces essais préalables avaient permis de simuler assez précisément la réalité de ces effets sur le vol de l'avion.

L'expérience du Tu-85 profita au Tu-95. La structure du fuselage, l'agencement de l'équipage, l'armement et les équipement divers du Tu-95 furent ceux du Tu-85 modernisés. La flèche des ailes permit de remplacer les deux soutes à bombes par une seule, plus vaste, en arrière du caisson de la partie centrale de l'aile, et à proximité du centre de gravité.

Le Tu-85 et Tu-95 se différenciaient surtout par leur motorisation, l'aérodynamisme, le fuselage et leurs gouvernes. La silhouette du nouveau bombardier stratégique prit sa forme définitive vers le milieu de 1951.

La naissance du Tu-95

Le 11 juillet 1951 fut publiée la décision du Conseil des Ministres de l'URSS et du PCUS de confier au bureau d'études de Tupolev la conception et la construction d'un bombardier à long rayon d'action, équipé provisoirement de 4 moteurs 2TV-2F pour le premier prototype, et par 4 TV-12 pour le second et les exemplaires de présérie.

À l'usine n°18 de Kouïbychev, la production en série du Tu-85 était abandonnée au profit de la production du Tu-95 le 15 novembre 1951. Toutefois, le prototype de ce dernier devait encore être confronté à son concurrent, le Miassichtchev M-4. Mais, coup de théâtre, les dirigeants soviétiques décidèrent que les deux bombardiers seraient fabriqués.

Les dessins du Tu-95 furent terminés en décembre 1951. Conformément aux spécifications émises par les VVS en août, le Tu-95 devait avoir une autonomie de 15 000 à 17 500 km, selon le chargement de bombes, avec une vitesse de croisière de 750-800 km/h et une vitesse maximale de 920-950 km/h. Selon les concepteurs, il devait pouvoir larguer des bombes nucléaires ou classiques (jusqu'au projectile classique de 9 000 kg !), à 6000 ou 7000 km de sa base.

La construction du premier prototype, le Tu-95/1, commencée en octobre 1951 à l'usine MMZ n°156 Opyt, fut achevée à l'automne 1952, et l'avion fut transféré au centre d'essais en vol LII de Joukovski. Le 20 septembre 1952, le Tu-95/1 effectua son premier vol sous le commandement d'Alexandre D. Perelyot. Tout de suite, il surpassa son concurrent à turboréacteurs.

Modèle du Tu-95 dans sa configuration initiale.
(crédits photo : Tupolev PLC)
Maquette du premier prototype, le Tu-95/1.
(crédits photo : Tupolev PLC)

Le Tu-95 avait prit une énorme importance pour la défense de l'URSS ; priorité absolue lui fut accordée. Chaque entreprise qui devait travailler directement à sa production fut contrainte de suspendre toutes ses autres activités. Tant que Staline resta au pouvoir (il mourut le 5 mars 1953), le Commandement Suprême de l'aéronautique militaire soviétique s'informa quotidiennement de l'avancement des travaux. Le monde soviétique n'avait d'yeux que pour le Tu-95 !

Jusqu'au début du mois de mai 1953, 16 vols d'essais furent effectués sur le Tu-95/1. Un second exemplaire de l'avion était presque prêt. Et puis, au cours de son 17ème vol, le 11 mai 1953, l'un des moteurs prit feu. Toutes les tentatives d'extinction de l'incendie furent vaines. La carburant enflammé se répandant sur l'aile, le pilote d'essais A.D. Perelet ordonna à son équipage, moins l'ingénieur navigant, l'évacuation immédiate du bord. Il tenta de sauver l'avion, et de revenir vers l'aérodrome, mais l'incendie embrasa toute la voilure, un moteur se détacha, les hélices du quatrième s'immobilisèrent. L'avion se mit en vrille serré et s'écrasa presqu’à la verticale. Le pilote et l'ingénieur navigant périrent dans la catastrophe ; de l'avion et de ses moteurs ne restaient plus que des restes calcinés et informes.

Dès lors, ou le gouvernement soviétique renonçait à tout espoir de construire un bombardier stratégique intercontinental, ou il ordonnait la poursuite des essais. Or, compte tenu des résultats médiocres des essais du M-4, l'élimination du Tu-95 risquait de reporter sine die l'équilibre des forces avec les États-Unis. La coalition, composée de Boulganine, Malenkov, Molotov, Kaganovitch et Khrouchtchev avait prit le pouvoir après la mort de Staline, mais la "bête féroce", Laurentii Béria, sinistre ministre de l'intérieur, n'était pas encore morte, et l'URSS vivait encore à la mode stalinienne. Une commission officielle fut créée, présidée par le ministre de l'industrie aéronautique, M.V. Khrounitchev, pour déterminer les cause du désastre, et désigner les coupables.

L'enquête dura presque 6 mois. Son histoire pourrait faire un livre, à la manière de l'enquête très méticuleuse d'un détective célèbre ! Les conclusions de la commission pouvaient mettre en cause la vie de beaucoup de gens, dont Tupolev lui-même. Au début, la majorité des membres de la commission soutenait la version de sabotage des turbopropulseurs. Finalement, la vérité fut mise à jour. Il fut établi qu'un des engrenages du réducteur de l'hélice avait été endommagé par une pièce que les efforts successifs avaient rompue, et que tout le reste avait été la conséquence de cette avarie. Tupolev sauva de la condamnation N.D. Kouznetsov, le constructeur du moteur et du réducteur.

L'un des derniers survivants de cette fameuse commission était le célèbre ingénieur aéronautique S.D. Agavelian, qui avait été, pendant la Seconde Guerre Mondiale, ingénieur du régiment Normandie-Niemen, puis avait été nommé représentant officiel du gouvernement soviétique auprès de Tupolev ; il décrivit ainsi une des dernières séances de cette commission :

"Kouznetsov s'assit en baissant la tête. Ils avaient foudroyé Kouznetsov pendant presque une heure. Tupolev prit ensuite la parole : "Des mesures très dures à l'égard de Kouznetsov peuvent porter un grand préjudice à notre capacité de défense. Ce que proposent certains camarades menace de décapiter le collectif des constructeurs d'avions en les privant d'un de ses chefs, menace la réalisation du plus puissant moteur du monde, et compromet aussi la production du Tu-95. Il est impossible d'accepter ces reproches. Notre décision doit, au contraire, soutenir la réalisation du moteur. Pour cela, il faut aider le principal constructeur du moteur, et non le jeter en prison. C'est tout ce que j'avais à dire."

Le bureau d'études de Kouznetsov, fidèle à ses engagements, créa la célèbre moteur NK-12 et ses dérivés... Ainsi fut sauvé le projet du superbe Tu-95.

Du second prototype au Tu-95M

La catastrophe du premier prototype retarda de presque 2 ans la sortie du Tu-95. Ce temps fut consacré à la mise au point du turbopropulseur TV-12. Chez Kouznetsov et Jdanov, chaque boulon, chaque sous-ensemble fut vérifié avec le plus grand soin. Mais, pendant tout ce temps, le second prototype Tu-95/2 resta sans moteurs. Après les essais du premier prototype, il subit de nombreux contrôles et modifications.

Dans le même temps, il devenait de plus en plus certain que le M-4 était incapable d'atteindre les performances des spécifications : son autonomie ne dépassait pas 9 800 km avec 5 t de bombes. Par conséquent, le Tu-95 restait l'unique vecteur soviétique pour frapper, éventuellement, les États-Unis.

Turbopropulseur NK-12, version de série du TV-12.
(crédits photo : Yefim Gordon)
Le Tu-95 "6 noir", premier exemplaire de série.
(crédits photo : Tupolev PLC)

Enfin, le 16 février 1955, le Tu-95/2 effectua son premier vol depuis le terrain de Joukovski. Ses essais durèrent presqu'un an, mais les chaînes de montage de l'usine de Kouïbychev produisirent pendant tout ce temps et, le 31 août 1955, les deux premiers Tu-95 de série ("5 noir" et "6 noir") étaient prêts. Le Tu-95/2 et ces deux premiers exemplaires de série furent soumis, entre mai 1956 et août 1957, à leurs essais officiels. Le Tu-95/2 montra une bonne autonomie : il parcourut 15 040 km avec 5000 kg de bombes, et atteignait 882 km/h à 11 300 m ! Les militaires considérèrent que si l'autonomie était suffisante, la vitesse et le plafond étaient un peu inférieurs à ce qui était requis, d'autant que les exemplaires de série une masse à vide supérieure de 5% à celle du prototype. Il fallait trouver le moyen de les améliorer, ce qui fut fait grâce à ... l'intervention de N.D. Kouznetsov.

Il était en effet possible d'améliorer le NK-12 (nom donné aux TV-12 de série). En élevant la température des gaz chauds de 100°C en amont de la turbine, il était possible de diminuer la consommation spécifique et d'élever la puissance au décollage de 12 000 à 15 000 ch ! Le moteur, ainsi modifié, fut construit sous la désignation NK-12M. Les constructeurs de l'avion augmentèrent en même temps la contenance des réservoirs de combustible, qui fut dès lors d'environ 85 m3 (100 tonnes), la masse maximum du Tu-95 atteignant 182 t.

La version de l'avion ainsi modifiée fut désignée Tu-95M (pour Модернизированный, Modernisé). Les moteurs du Tu-95 "6 noir" (renuméroté "46 rouge") furent remplacés par des NK-12M, et l'appareil atteignit, au cours des essais effectués en septembre-octobre 1957, 905 km/h, 12 150 m d'altitude, et franchit 13 200 km avec 5 000 kg de bombes et le plein de carburant. L'autonomie maximum sans bombes du Tu-95M était de 16 750 km. La production du Tu-95, commencée en 1955, se limita à 31 exemplaires, et celle du Tu-95M, qui débuta en 1957, à 19 appareils.

Le prototype du Tu-95M, ex Tu-95 "6 noir", renuméroté "46 rouge".
(crédits photo : Tupolev PLC)
Tu-95A au décollage.
(crédit photo : Yefim Gordon)

Une version optimisée pour l'emport de bombes atomiques fut déclinée à partir du Tu-95 et baptisée Tu-95A, dotée d'une soute à bombes chauffée. De même, le Tu-95M fut modifié pour donner le Tu-95MA. Les Tu-95A et MA sont facilement identifiable à leurs intrados peints en blanc pour protéger les équipages du dégagement de chaleur provoqué par l'explosion.

Le Tu-95 fut présenté au public pour la première fois pendant l'été 1955, lors du défilé aérien traditionnel de Touchino. Il s'agissait du Tu-95/2, à peine sorti des essais d'usine. Le bombardier de Tupolev suscita en Occident un grand intérêt, et fut appelé Bear-A (Ours) par l'OTAN. En 1956, plusieurs des premiers Tu-95 de série défilèrent lors de la parade militaire dans le ciel de Moscou.

Dès 1955, en Ukraine, les deux régiments de la 106 TBAD (les 409 et 1006 TBAP) basés à Ouzine commencèrent à prendre en charge leurs premiers Tu-95. En 1957, ce fut au tour du 1223 TBAP basé à Semipalatinsk, au Kazakhstan, de passer sur Tu-95. À partir du milieu des années 1950, les Tu-95 patrouillèrent, chargés de bombes nucléaires, prêts à tout instant à s'élancer vers les États-Unis (les Occidentaux tenaient de même en alerte leurs bombardiers nucléaires).

Un APA-35/30-130 préparant le Tu-95M "71 rouge" pour sa prochaine mission.
(crédits photo : Yefim Gordon)
Tu-95A "escorté" par un F-4E Phantom II. (crédits photo : US Navy)

Les Tu-95, vers la fin des années 1950, commencèrent à se familiariser avec les aérodromes polaires. Il s'agissait, pour l'URSS, de créer une chaîne aussi complète que possible de bases dites "intermédiaires" pour allonger le rayon d'action des avions. Des Tu-95 effectuèrent des missions d'entraînement à partir de terrains enneigés dans l'extrême nord soviétique lors de l'exercice Koupol.

Une méthode spéciale fut mise au point, au début des années 1960, pour employer à basse altitude les appareils de l'aviation à grand rayon d'action, dont faisaient partie les Tu-95, afin d'améliorer leur survivabilité au-dessus des régions puissamment défendues par la DCA.

Peu à peu, l'expérience aidant, les Tu-95 furent adaptés aux missions tactiques. A l'initiative des VVS, ils furent aménagés pour emporter des bombes classiques de calibre moyen, et être utilisables pour l'attaque d'aérodromes, de fortifications, ou de rassemblements de troupes (un emploi auquel les B-52 ont été souvent affectés au Viêt-Nam, et durant la Guerre du Golfe).

En unités, le Tu-95 présenta quelques défauts, qu'explique le colonel Y. M. Voline qui, pendant de longues années, travailla à l'entretien des Tu-95 dans les régions les plus diverses de la défunte URSS :

"L'huile du réducteur du moteur s'épaississait aux basses températures ; il fallait, avant le démarrage, réchauffer le moteur avec une source de chaleur auxiliaire. Ce phénomène, qui affaiblissait la capacité de combat, causa de nombreuses nuits blanches aux mécaniciens en imposant leur présence autour de l'avion, trois ou quatre heures avant la préparation au décollage proprement dite. Sur les aérodromes opérationnels où ils n'existaient pas de réchauffeurs auxiliaires, les moteurs NK-12 ne démarraient qu'après 3 à 6 heures d'efforts ; de plus, après la mise en route, en attendant le départ, il fallait vite couvrir les moteurs de housses chaudes. Plus tard, un lubrifiant qui autorisait le démarrage sans préchauffage fut mis au point.
L'utilisation des hélices contrarotatives abrégeait sensiblement le roulage du Tu-95 au décollage ou à l'atterrissage. Ces avions n'étaient pas équipés de parachutes-freins, mais les sorties de piste ont été très rares.
Initialement, la mise en drapeau des hélices des Tu-95 était commandée manuellement. Mais, après l'incident d'un Tu-95, en 1957, dû à la rupture d'un disque de turbine, puis à l'impossibilité de mettre le doublet d'hélice correspondant en drapeau, il fut inventé un système automatique de mise en drapeau à tous les régimes de vol. Ce nouvel équipement sauva la vie de plus d'un équipage. Les moteurs qui en furent équipés furent désignés NK-12MV ; par la suite, tout le parc des Tu-95 fut converti avec ce moteur NK-12MV.
Une autre panne (les ailettes du cinquième étage de la turbine qui sautaient) mettait également hors d'usage les moteurs NK-12M et NK-12MV (le NK-12 ne souffrait pas de ce défaut). Après chaque vol, lorsque le moteur était arrêté, le responsable technique de l'avion et l'ingénieur de l'escadrille étaient obligés d'examiner une par une les ailettes du rotor de la turbine à 5 étages, et de marquer de rouge toutes celles qui n'avaient pas l'air en bon état. Après réparation, ils les marquaient d'un trait blanc (c'était la méthode du contrôle avec marquage). Si l'ailette était fissurée, on la marquait d'un signe sur fond blanc. Plus tard, ce contrôle visuel fut remplacé par une autre méthode grâce à un appareil spécial, le contrôle lui-même n'étant plus effectué que toutes les 50 heures de vol."

À la fin des années 1980, tous les Tu-95 et Tu-95M encore en service avaient été convertis en appareils d'entraînement et redésignés Tu-95U et Tu-95MU (pour Учебный, d'entraînement). Ils étaient alors affectés au 43 TsBP i PLS de Dyagilevo, près de Riazan.

Le Tu-95V et la bombe à hydrogène

La fabrication d'une bombe superpuissante à hydrogène fut lancée pendant l'automne 1953. Le bureau d'études d'A. N. Tupolev reçut, le 17 mars 1956, l'ordre de construire un Tu-95 spécialement aménagé pour son emport. La difficulté était que les dimensions de cette nouvelle arme étaient encore inconnues, ainsi que sa masse.

Le prototype du Tu-95V fut envoyé aux essais en 1956. Il différait principalement des Tu-95 de série par le système d'accrochage propre à cette "super-bombe", et ne pouvait transporter que ce type de munition.

Tu-95V en route pour le polygone de tir de Novaïa Zemlia.
(crédits photo : Yefim Gordon)

Comme, jusqu'en 1959, cette "super-bombe" brilla par son absence, le Tu-95V fut employé à divers vols d'essais. Finalement, pour des raisons politiques, les dirigeants soviétiques décidèrent de suspendre les essais de cette arme surpuissante (la plus forte du monde), et le Tu-95V fut versé au 200 TBAP de Belaya Tserkov où il servit pendant plus de deux ans à l'entraîneement des équipages.

En 1961, le gouvernement soviétique décida de reprendre les essais de la bombe H sur le polygone de tirs des îles Novaïa Zemlia. Le Tu-95V allait enfin entrer en action. La masse de la bombe, avec son parachute de descente, était de 24,8 t, et son gabarit était supérieur à celui de la soute, ce qui obligea les techniciens à enlever les portes de ce compartiment.

L'explosion eut lieu le 30 octobre 1961. Avant le largage, l'équipage tira, devant toutes les verrières, des rideaux spéciaux pour s'abriter du rayonnement lumineux de l'explosion qui secoua l'avion par sa très forte onde de choc. Bien que la bombe ne fût expérimentée "qu'à 50%" de sa puissance nominale, elle généra un champignon atomique haut de 67 km, et la violence de l'explosion secoua tout le globe terrestre ! L'appareil subit lui aussi des dégâts, si bien qu'il fut réformé et servit pour l'instruction au sol jusqu'au milieu des années 1980.

Le Tu-96 stratosphérique

Pendant les travaux de conception du Tu-95 avait été étudiée une version stratosphérique capable de voler hors de portée des intercepteurs et de déjouer facilement les défenses antiaériennes adverses. Le 29 mars 1952, les dirigeants de l'URSS prirent la décision de construire ce bombardier stratosphérique volant à 17 000 m, disposant d'une autonomie de 9000 à 10 000 km à cette altitude, avec 5 tonnes de bombes et à la vitesse de 800 à 850 km/h. Pour sa motorisation furent proposés les nouveaux et puissants turbomoteurs TV-16, spécialement conçus pour la très haute altitude. L'avion devait être désigné Tu-96.

Comparé au Tu-95, il avait des dimensions un peu plus importantes, un fuselage et un poste d'équipage modifiés. Le prototype fut terminée en 1955 à l'usine n°18 de Kouïbychev, et ses essais commencèrent à l'été 1956. Mais, comme les TV-16 n'étaient pas encore disponibles, ce Tu-96 fut motorisé avec des NK-12M.

Cependant, l'intérêt des militaires pour cet avion avait diminué quand ils avaient appris que l'ennemi potentiel disposait d'intercepteurs capables de l'atteindre dans la stratosphère avec des missiles air-air. En outre, à la même époque, de puissants missiles sol-air étaient développés. Ceci ôtait toute perspective d'avenir au Tu-96 qui, après ses essais officiels, ne fut même pas pris en compte par l'armée ; il fut utilisé, jusqu'à la fin des années 1950, comme banc d'essais volant pour de nouveaux systèmes destinés à accroître la force de frappe stratégique soviétique.

À partir de la seconde moitié des années 1950, les Soviétiques expérimentèrent, avec le Tu-96, la possibilité de faire porter par un avion à très grande autonomie, jusqu'à quelques centaines de kilomètres de sa cible, un "avion-obus", précurseur des missiles de croisière modernes.

Deux photos du prototype du Tu-96, codé "73 noir". (crédits photos : Tupolev PLC)

Le Tu-95K, vecteur du missile Kh-20 (Bear-B)

L'étude d'un "lanceur de missiles", dérivé du Tu-95, fut lancée dès 1954 dans 3 directions : l'avion vecteur, le guidage par radar d'un "avion-obus" et le missile lui-même. Le bureau d'études d'A. I. Mikoyan fut officiellement chargé de développer ces projets le 11 mars 1954. L'avion porteur, ou vecteur, devait être un Tu-95M modifié, baptisé Tu-95K, et le missile le Kh-20, l'ensemble étant désigné Tu-95K-20. Les essais du premier prototype du Tu-95K commencèrent en janvier 1956, bientôt suivis par ceux d'un second avion à partir de l'été 1956. Comme le missile n'était pas encore prêt, ces avions furent adaptés pour emporter un "avion-obus" piloté, le SM-20, qui n'était rien d'autre qu'un chasseur MiG-21 modifié. Au cours de ces essais fut mis au point le système de guidage, le dispositif d'accrochage dans l'avion porteur, puis la procédure de lancement avec les équipements de bord.

Le deuxième prototype du Tu-95K avec un missile Kh-20 sous le ventre.
(crédits photo : Tupolev PLC)
Mise en place d'un missile Kh-20 sous le ventre d'un Tu-95K.
(crédits photo : Yefim Gordon)

Le Tu-95K était très différent du type de base, le Tu-95. Le nez subit d'importantes modifications, afin d'abriter l'énorme antenne du radar YaD servant à l'acquisition de la cible, et le système PRS-1 Argone de guidage des missiles. Le Kh-20, missile ailé, était très partiellement logé dans la soute, la prise d'air de son turboréacteur étant protégée, pendant le transport, par un carénage hémisphérique qui basculait électriquement vers le haut, dans la soute, avant le lancement.

Le Kh-20, d'une masse à vide de 11 t, portait une charge militaire de 2,3 t. Il était long d'environ 15 m, avec une envergure de 9,15 m ; sa motorisation était assurée par un turboréacteur AL-7FK, mis en route peu avant le lancement. Sa portée était de 350 km à Mach 2. Il était radioguidé depuis le Tu-95K, mais une version ultérieure, le Kh-20M, eut un guidage autonome. Grâce au Kh-20, le Tu-95 pouvait désormais attaquer tout en restant éloigné des défenses ennemis.

La production en série du Tu-95K commença en mars 1958 à Kouïbychev, mais le nouveau combiné stratégique avion-missile ne fut déclaré opérationnel que par la directive du 9 septembre 1960. Le code OTAN attribué au Tu-95K était Bear-B. Cette nouvelle arme permit de créer une force de frappe jugée très puissante, très fiable et souple. Pourtant, le Tu-95K ne fut produit qu'à 47 exemplaires, jusqu'en 1962. Le Tu-95K effectua sa première apparition publique lors du défilé de l'anniversaire de la Révolution d'Octobre de 1961. La première unité à recevoir le Tu-95K en 1962 fut le 182 GvTBAP Sevastopolsko-Berlinskiy basé à Mozdok.

Tu-95K "61 rouge" du 43 TsBP i PLS poussé par un KrAZ-260.
(crédits photo : Yefim Gordon)
Tu-95K "11 rouge" en vol avec un missile Kh-20.
(crédits photo : Yefim Gordon)

Tu-95KD

Malgré la suprématie militaire de l'avion porteur de missiles sur le simple bombardier, le Tu-95K présentait un inconvénient important. En raison de la dégradation des qualités aérodynamiques, à cause de la traînée supplémentaire des radars et du missile qui dépassaient sous le fuselage, l'autonomie était passablement diminuée. L'avion fut donc muni d'une perche de ravitaillement en vol Konous, utilisée jusque là sur les bombardiers Miassichtchev M-4 et 3M.

Le prototype du nouvel appareil, désigné Tu-95KD, fut testé entre juillet 1961 et janvier 1962. Les essais furent satisfaisants et l'appareil fut recommandé pour la production en série, mais les autorités décidèrent de modifier plus en profondeur le Tu-95K pour donner naissance à une nouvelle version de l'appareil.

Le seul exemplaire du Tu-95KD servit en unité.
(crédits photo : USAF)

Tu-95KM (Bear-C)

La nouvelle version développée à partir du Tu-95KD fut baptisée Tu-95KM, et sa production en série fut lancée en 1962. En plus de la perche de ravitaillement, le Tu-95KM se distinguait du Tu-95K par son nouveau système de guidage des missiles PRS-4 Kryptone et par ses équipements radar et radio modernisés. La production du Tu-95KM se limita à 23 exemplaires entre 1962 et 1965, mais 28 Tu-95K furent également portés aux standards du Tu-95KM. Le nom de code OTAN du Tu-95KM était Bear-C. Les premiers Tu-95KM de série équipèrent le 182 GvTBAP à partir de 1983.

Vue frontale d'un Tu-95KM.
(crédits photo : Yefim Gordon)
Tu-95KM "escorté" par un McDonnell F4-J.
(crédits photo : US Navy)

La carrière des Tu-95K fut émaillée par quelques incidents. Une première fois, après un ravitaillement en vol, l'équipage d'un Tu-95KM, appréciant mal les distances, se retrouva soudain... devant l'avion ravitailleur (un 3M) et très près de lui... Trop prêt ! La dérive du porteur de missiles éventra littéralement le ravitailleur. Cependant, bien qu'une partie de cette dérive eût été arrachée, l'équipage réussit à se poser sur un terrain de secours.

Une autre fois, pendant le ravitaillement, le panier, à l'extrémité du tuyau du ravitailleur, heurta une des hélices du bombardier. Les 8 pales des 2 hélices avaient découpé plus du tiers de la longueur du tuyau lorsqu'enfin le pilote du Tu-95 les mit en drapeau ; malgré quantité de dommages divers, il réussit à ramener l'avion au sol.

Tu-95K-22 (Bear-G)

Les Tu-95KM bénéficièrent de chantiers de modernisation à partir de 1981. Une partie du parc disponible fut convertie pour donner un nouveau combiné avion-missile doté du système d'armes employé sur le bombardier supersonique Tu-22K. Le premier Tu-95 ainsi modifié, désigné Tu-95K-22, effectua son premier vol le 30 octobre 1975. Le Tu-95K-22 portait le nom de code OTAN de Bear-G.

Le nouveau système améliorait de beaucoup les capacités militaires du Tu-95. Il pouvait porter un seul missile Kh-22, partiellement logé dans la soute à bombes, ou 2 missiles du même type accrochés à 2 pylônes sous le fuselage.

Le missile Kh-22 était guidé par un radar ou par une centrale inertielle. Sa longueur était de 11,65 m, son envergure 3 m, sa masse initiale 5,77 t, la masse de la charge militaire étant 900 kg. Il s'approchait de sa cible à 3000 ou 3600 km/h, avec une portée de 270 à 400 km. Le Tu-95K-22 était encore en service au début des années 1990.

Outre les unités équipées de Tu-95K et Tu-95KM qui passèrent sur Tu-95K-22, le 79 GvTBAP basé à Oukraïnka près du lac Baïkal se convertit également sur ce type en 1984.

Tu-95K-22 "26 rouge" avec son équipage.
(crédits photo : Sergueï Skrynnikov)
Vue frontale du Tu-95K-22 "49 rouge".
(crédits photo : Sergueï Skrynnikov)
Tu-95K-22 "52 rouge" sur le terrain d'Engels.
(crédits photo : Sergueï Skrynnikov)

Tu-95M-5

À partir de 1973, les militaires tentèrent de moderniser les Tu-95 et Tu-95M, en les équipant de 2 missiles air-surface KSR-5. Ce missile était guidé par radar et par centrale à inertielle ; il avait une envergure de 2,6 m, était long de 10,25 m, pesait 3,9 t au lancement avec une charge militaire de 700 kg. Sa portée était de 240 km, et sa vitesse de 3200 km/h. Un porteur prototype de cette version désignée Tu-95M-5 fut obtenu à partir d'un Tu-95M modifié en octobre 1976. Cependant, le Tu-95M-5 ne fut pas accepté parce que les responsables soviétiques avaient marqué leur préférence pour une autre version beaucoup plus perfectionnée, le Tu-95MS.

Les Tu-95 de reconnaissance

Les versions de reconnaissance navale Tu-95MR et Tu-95RTs sont traitées sur la page consacrée aux Tu-95 de l'aviation navale.

Tu-95MS (Bear-H)

En 1978 commencèrent les essais de l'avion lanceur de missiles Tu-95M-55. Ce n'était qu'une version modifiée du Tu-95M pour le transport et le lancement de missiles de croisière Kh-55 (6 sur un lanceur rotatif MKU-6-5 dans la soute). Son apparition fut la réponse soviétique à des travaux semblables réalisés aux États-Unis. Tout le parc des Tu-95M devait être reconverti dans cette nouvelle version. Cependant, malgré le succès des essais du Tu-95M-55, la décision ne fut pas prise, la préférence allant à une autre version, le Tu-95MS.

En septembre 1979, vingt-sept ans après le vol du premier prototype de la lignée, le Tu-95/1, le prototype du Tu-95MS, dernière version de cet avion de légende, fit son apparition dans le ciel soviétique. Les premiers Tu-95MS de série entrèrent, début 1983, dans l'inventaire de l'aviation soviétique. Leur production commença à Taganrog en 1981 avant d'être transférée à Kouïbychev en 1983. Au total, 88 Tu-95MS furent produits jusqu'en 1992. Le nom de code OTAN du Tu-95MS est Bear-H.

Deux photos du prototype du Tu-95MS, qui embarquait une caméra sous son aile droite.
(crédits photos : Tupolev PLC)

Le Tupolev Tu-95MS diffère peu de son modèle, le Tu-142M. Son fuselage est plus court de 4 mètres, et son nez reconfiguré renferme le radar de guidage Obzor. Ses équipements et armements sont, par contre, totalement différents. La soute renferme 6 missile de croisière longue portée Kh-55, d'où la désignation de Tu-95MS-6. Une autre variante, le Tu-95MS-16, avait, sous les ailes, des points d'emport pour 10 missiles, mais, après les accords internationaux de désarmement START 1, les pylônes d'aile furent démontés. La propulsion du Tu-95MS est assurée par quatre turbopropulsuers NK-12MP.

Le 17 décembre 1982, le 1223 TBAP basé à Semipalatinsk reçu ses deux premiers Tu-95MS. Le 1226 TBAP, qui partageait le même terrain, se convertit à son tour en 1984. En 1985, 25 Tu-95MS-16 furent livrés au 1006 TBAP sur le terrain d'Ouzine. Le 182 GvTBAP reçu quant à lui ses premiers Bear-H en 1987.

Alignement de Tu-95MS sur le terrain d'Engels-2.
(crédits photo : Sergueï Sergeyev)
Tu-95MS lors d'un ravitaillement en vol par un IL-78M.
(crédits photo : Sergueï Skrynnikov)
Chargement d'un missile Kh-55 dans la soute d'un Tu-95MS.
(crédits photo : Dmitriy Pichouguine)
Tu-95MS "01 rouge" portant le nom de la ville d'Irkoutsk.
(crédits photo : Dmitriy Pichouguine)

En 2009, le Tu-95MS restait, avec le Tu-160, la principale force de frappe de l'aviation à long rayon d'action russe. Il équipait le 184 TBAP à Engels et les 182 et 79 TBAP à Oukraïnka.

Tu-95MS à l'atterrissage, avril 2009.
(crédits photo : Sergueï Krivtchikov sur Airliners.net)
Tu-95MS "21 rouge" portant le nom de la ville de Samara, 2009.
(crédits photo : Max Briansky sur Airliners.net)
Tu-95MS "317 rouge" en 2009.
(crédits photo : Airwolf sur Airliners.net)

Tu-95MSM

Au début des années 1990, le bureau d'études Tupolev plancha sur une version modifiée du Tu-95MS, le Tu-95MSM, capable d'emporter 8 missiles de croisière Kh-101. Les missiles, trop longs pour êtres embarqués dans la soute, sont montés par paires sur quatre pylônes d'aile. Le prototype commença ses essais au 929 GLITs à Akhtoubinsk en 1995. Il acheva avec succès ses essais d'acceptation au cours de l'automne 2008, et la commission d'état se déclara favorable à la transformation d'une partie des Tu-95MS en Tu-95MSM. Ce dernier conservant le lanceur MKU-6-5 en soute, il est tout à fait capabale d'emporter les missiles Kh-55 et leurs dérivés.

Considérations

Le Tu-95 reste, dans l'histoire de l'aviation russe et mondiale, un exemple de solution originale donnée à un problème difficile à résoudre : le bombardier intercontinental. Le Tu-95, par sa construction, sortait du commun : il est resté sans équivalent. Ses nombreuses versions et leur fiabilité pendant plusieurs décennies de service témoignent des grandes capacités du collectif de constructeurs d'avions dirigé par A. N. Tupolev pour concevoir cet appareil.

Malgré l'évolution de la technique et sa conception ancienne, cet appareil est toujours employé en première ligne. Sa motorisation, bien que dépassée, lui confère des possibilités de vol parfaitement adaptées à sa mission. Sa capacité d'emport lui permet de mettre en oeuvre les équipements et les armements les plus modernes. Environ 250 appareils sont encore en service.

Description succinte du Tu-95M

L'aile multilongeron est semimonocoque, construite en caissons, en alliage d'aluminium et de magnesium. Sa structure interne est renforcée par des câbles. Elle est composée de 5 tronçons : le plan central, deux parties médianes, et deux parties extrêmes. La flèche est de 35°, réduite à 33,5° sur les tronçons extrêmes. L'épaisseur relative (rapport de l'épaisseur maximum du profil sur la longueur de ce profil, ou corde) varie de 12 à l'emplanture à 10 aux extrémités. Des réservoirs étaient logés entre les longerons. À cause de la flexibilité des extrémités des ailes, les ailerons sont composés de 3 panneaux ; le premier porte un compensateur, les deux autres sont assistés par hydraulique. L'empennage a, au bord d'attaque, une flèche de 40°. L'empennage horizontal, en deux éléments, est construit en caisson.

Gros plan sur le nez d'un Tu-95M.
(crédits photo : Yefim Gordon)
Maintenance de la tourelle DK-12 d'un Tu-95MU.
(crédits photo : Yefim Gordon)

La partie avant du fuselage est une cabine pressurisée, dans laquelle travaille une partie de l'équipage. Dans le nez, le navigateur ; derrière lui et plus haut, les deux pilotes ; ensuite, l'ingénieur navigant et le navigateur-opérateur de radio ; contre le bouclier (la cloison concave qui ferme la cabine pressurisée), le mitrailleur-opérateur de radio principal ; au-dessus de ce dernier un petit hublot. L'accès à la cabine est une ouverture sous le nez, devant l'atterrisseur avant. L'équipement radio est composé de 3 émetteurs-récepteurs à ondes courtes, modulation de fréquence, ou petites ondes, et d'un quatrième poste de secours. L'équipement de radionavigation est classique (VOR, Radioaltimètres, LORAN...). Cette partie avant du fuselage enferme également, sous le poste du navigateur, dans un carénage, un radar de navigation et de bombardement, conjugué au viseur optique, lui-même relié, de manière très classique, au pilote automatique. La section suivante du fuselage est un long tronçon, traversée par le plan central des ailes. S'y trouvent, d'avant en arrière, toujours, des réservoirs de carburant, puis, en arrière de l'aile, le compartiment à bombes et d'autres réservoirs. L'ensemble des réservoirs de l'avion comporte 74 cellules souples d'une capacité maximum de 100 tonnes.

Le Tu-95M emporte 5 à 12 tonnes de bombes, selon l'éloignement de l'objectif. En surcharge, l'avion peut emporter jusqu'à 15 tonnes de projectiles, la masse maximum admissible dans la soute étant de 9 tonnes.

Le troisième tronçon de fuselage abrite, dans l'ordre, des réservoirs, la tourelle supérieure escamotable DT-V12, l'équipement photographique, des lance-leurres, et la tourelle inférieure DT-N12. Les deux tourelles télécommandées portent chacune deux canons AM-23 de 23 mm avec 350 ou 400 obus chacun. Le fuselage est terminé, sous l'empennage, par une deuxième cabine étanche, où sont installés le poste de l'opérateur des tourelles du fuselage, le système de pointage électronique PS-153 de celles-ci, couplé à un radar de tir logé sous la tourelle arrière DK-12, et le poste du mitrailleur arrière, qui est aussi opérateur-radio. Cette tourelle est armée de deux canons AM-23 de 23 mm avec 500 obus chacun. Des blisters latéraux améliorent l'éclairage et la visibilité de la cabine.

La pressurisation des deux cabines étanches est partielle, afin de simplifier la construction et d'améliorer l'habitabilité ; la pression d'air n'est pas constante, mais diminue avec l'altitude, comme pour la plupart des avions de cette catégorie. C'est pourquoi, à haute altitude, l'équipage doit utiliser des inhalateurs.

Le mode d'évacuation de l'équipage en vol ne fait pas appel à des sièges éjectables. En cas d'urgence, à l'avant, une trappe est ouverte dans le fond de la cabine, donnant accès à une sorte de toboggan qui débouche à l'extérieur, dans le logement de l'atterrisseur avant. Les occupants de la cabine arrière peuvent évacuer l'avion vers la bas, à travers une trappe. En cas d'amerrissage, l'équipage peut évacuer par deux trappes dans le toit du fuselage, sous lequel sont logés deux canots pneumatiques.

Le turbopropulseur NK-12MV d'un Tu-95K-22.
(crédits photo : Tupolev PLC)
Cockpit d'un Tu-95K-22.
(crédits photo : Christian Waser sur Airliners.net)

La motorisation est constituée par 4 turbopropulseurs NK-12M ou NK-12MV d'une puissance au décollage de 15 000 ch. Chaque moteur possède une tuyère double, caractéristique, et entraîne 2 hélices coaxiales, contrarotatives et quadripales AV-60, d'un diamètre de 5,6 m. La consommation est régulée par un système automatique.

Le train d'atterrissage est tricycle, avec une roue avant escamotable, équipée de deux pneumatiques de 1100 mm de diamètre et 330 mm de large. Le train principal est relevé vers l'arrière par un système de leviers et de moteurs électriques, dans deux gros carénages, derrière les moteurs internes. Chaque atterrisseur compte 4 roues munies de freins et de pneus de 1500 mm de diamètre et 500 mm de large.

L'avion est doté d'un système de dégivrage électrique spécial qui protège la verrière du navigateur, celle des pilotes, les bords d'attaque des ailes de l'empennage et des pales d'hélices ; les lèvres des capots-moteurs sont réchauffées par de l'air chaud prélevé sur les compresseurs.

Fiche technique
Tu-95M Tu-95KM Tu-95MS
Longueur 46,17 m 48,7 m 49,13 m
Envergure 50,04 m 50,04 m 50,04 m
Hauteur au sol 12,5 m 12,5 m 12,5 m
Surface alaire 283,7 m2 283,7 m2 283,7 m2
Masse à vide 84 300 kg - -
Masse maximale au décollage 182 000 kg - 185 000 kg
Équipage 9 9 7
Motorisation 4 turbopropulseurs NK-12M de 15 000 ch chacun 4 turbopropulseurs NK-12MV de 15 000 ch chacun 4 turbopropulseurs NK-12MP de 15 000 ch chacun
Plafond opérationnel 11 900 m 11 600 m 10 500 m
Vitesse maximale 905 km/h 860 km/h -
Distance franchissable 13 200 km - 10 500 km (14 100 km avec un ravitaillement en vol)
Course au décollage 2730 m 2780 m 2540 m
Course à l'atterrissage 1500 m 1700 m -
Armement 6 canons AM-23 de 23 mm (2500 coups) ;
5 à 12 t de bombes
6 canons AM-23 de 23 mm (2500 coups) ;
1 missiles Kh-20 ou Kh-20M
2 canons GCh-23 de 23 mm ;
6 missiles Kh-55 ou 3 missiles Kh-55SM
Profil de Tu-95M. Profil de Tu-95K. Profil de Tu-95KM.
Profil de Tu-95K-22. Profil de Tu-95MS. Tu-95MS "16 rouge" portant le nom de Novgorod-la-Grande.
Sources :
  • Tupolev Tu-95/Tu-142, Yefim Gordon & Dmitriy Komissarov, Midland Publishing, 2009
  • Tupolev Tu-95/-142, Yefim Gordon, Polygon press, 2003
  • Tupolev Tu-95/-142 "Bear", Russia's Intercontinental-range Heavy Bomber, Yefim Gordon & Vladimir Rigmant, Aerofax, 1997
  • Tupolev Tu-95 Bear, Yefim Gordon & Peter Davison, WarbirdTech Series n°43, 2006
  • Soviet Strategic Aviation in the Cold War, Yefim Gordon, Hikoki Publications, 2009
Pour reproduire cet appareil :
Fabricant Échelle Référence et désignation
Trumpeter 1/144 3904 Tupolev Tu-95 Bear-H
Trumpeter 1/72 721601 Tupolev Tu-95MS Bear-H
Page mise à jour le 21/04/2012